MORITZ
(8)
«
Si vous me permettez je reprendrais votre « image »
d'école primaire de l'autre jour, le monde entier circonscrit en un
seul dessin. Et ici ne sommes nous pas dans une telle image ? Il
y a tout n'est ce pas, le paradis sur terre et clôt justement
juste comme il faut de façon juste, clôt de façon a être
facilement repérable descriptible arpentable, que les bords nous
renvoient au centre et que le centre dans cet espèce de jeu nous
fasse rebondir vers la périphérie sans crainte de nous perdre et de
tomber sur une frontière poreuse. J'admets que parfois on ait
l'impression, plus que l'impression, de se déplacer dans une
maquette, cette fois-ci nous sommes passés aux trois dimensions,
loin de votre image de jadis, les personnages croisées sont en bois
les bras raides façon playmobile, ils nous saluent une chope à la
main et de l'autre une pipe plantée-collée dans le trait de pinceau
noir qui leur sert de bouche et de sourire énigmatique, au milieu de
leur troupeau de laine et d'allumettes au bout noirci, nous suivons
des yeux une petite route en boucle, peu importe les erreurs
d'échelle, l'herbe de papier est d'un beau vert uni, les troncs sont
posés sur le bord des voies, un minuscule train vient de sortir de
son tunnel minuscule et va couper notre trajectoire enchantée dans
quelques instants, là est notre choix : on s'arrête ou on ne
s'arrête pas ? Que va-t-il se passer, provoque-t-on le destin
et une énigme scientifique liée à l'échelle du monde et de notre
taille que nous méconnaissons ? Ou, nous arrêtons nous pour
voir passer le seul événement de la journée d'une maquette,
événement qui peut se reproduire à l'infini, sauf en cas de panne
de courant ?, où là bien sûr, on tomberait de haut, enfin,
pas de très haut...
Autre
événement, par la droite extrême de ce monde clôt, sorti du temps
et du temps béni de l'Empereur béni lui-même, se pointe un
régiment aux allures inquiétantes, de l'uniforme en ordre, du
chatoiement de la médaille, du plomb, nous percevons les accents
métalliques de la fanfare qui le précède..., il avance baïonnettes
en avant, les fifres se mêlent aux tambours, l'air et le rythme se
précise, bien sûr il s'agit d'une marche, un autre régiment en
ordre de marche va-t-il lui faire face ? D'où sortirait-il de
quel « autre pays » ? Le régiment, et depuis la
nuit des temps, se contente de parader et de faire le tour de ce
monde clôt en tirant quelques coups de fusils pour égayer d'une
preuve pétaradante les joyeux habitants, de temps en temps, pour
justifier son existence martiale, il passe, il reviendra mais pour
l'instant il passe, affection et fidélité nichées au fond de ces
petits cœurs de plomb qui s'éloignent.
Non
loin, au bord d'un éclat rond de verre bleu incrusté dans la
végétation de papier, assis sur son bord, quelqu'un tend l'oreille
et sort un instant de sa contemplation, non il ne pêche pas ce n'est
pas un pêcheur, ...c'est vous, encore un moment et la douce
gardienne du troupeau de laine descendra la pente et se jettera dans
vos bras, mais bien entendu elle est arrêté dans sa course dans son
geste, immobile son mouvement prendra du temps, le temps que durera
la maquette, ...ce ronronnement qui tente de passer le col, c'est moi
dans ma voiture, je vais contempler tout ça du haut de la bute...,
mais de l'autre côté il y a le mécanisme, le transformateur du
circuit, des fils en désordre, le bords de la plaque en contreplaqué
qui soutient le tout, la peinture qui a coulé, des tâches de colles
la maladresse du bricoleur sa signature, et au delà le monde que
nous connaissons trop bien et même celui que nous ne connaissons pas
encore, nous contentant de le soupçonner, d'ignorer dans la crainte
son futur possible, ...mais revenons à la pente herbeuse, aux
touffes d'épilobes violettes, à vous qui désirez rester car ébloui
par autant de rondeur, d'idées rondes, de femmes rondes, de
nourritures rondes et de conclusions rondes dans leurs vêtements de
verte rondeur, un instant vous pensez à votre double à votre lieu
de départ, vous avez encore votre maison votre appartement là-bas,
comment faites vous, on n'est pas dans un film ou tout semble se
passer naturellement dès l'instant où le héros change de vie,
plaque tout avec seulement un mouchoir en poche, ou un livre, comment
faites vous pour relever les compteurs et diverses besognes de
sédentaire ? Aujourd'hui plus personne ne peut imaginer Jivago
sans Wifi, alors ?
Dès
qu'on est passé de l'autre côté, de l'autre côté du pays de la
maquette on n'aime pas non-plus dans ce cas de figure, non-plus nos
coreligionnaires et concitoyens, les gens d'où nous sommes, vécus
alors comme petits dans leur petitesse, étroits dans leur loden
vissés dans le mauvais sens sous leur chapeau à plumet assis sous
les bois de cerf à fumer des pipes de porcelaine, à se chauffer
près de leur poêles de céramique et à penser qu'il faut que le
monde s'adapte, que le monde vienne ici certes mais s'adapte se
confonde se noie disparaisse ou ressemble ce à quoi il doit
ressembler, c'est pourquoi pris par cette forme de dégoût ou
de tendre dégoût puisque moi-même par mes ancêtres je suis issu
des mêmes moules rustiques, j'aimerais élaborer-constater-vivre
quelque chose qui exclurait tout romantisme toute nostalgie pour la
nommer, aimer tout ça et non le vénérer, aimer mais aimer comme
neutraliser
toute croyance, dans un premier temps la tenir à distance, en
répéter les gestes creux, puis les creuser encore et garder les
images, va pour
la
crèche, nous sommes prêt à tout nous pardonner, même nos pires
mouvements rétrogrades pour que s'exprime ce que nous avons aimé
mais gare !
Doit-on
rester là devant la nostalgie au garde à vous comme abrutis, raide
constat dans notre uniforme de uhlan et sans questions ? Et
parfaitement immergés, baignés l'emprise, tenus au sol gras et
légers à la fois d'autant de sollicitude concédée par cette chose
qui digère tout si l'on veut, par ses sucs ses macérations lentes,
ses jus ? Que resterait-il de nous, de toute cette bonne
volonté, de cette bonté et ce désir de paix car il faut sans
modestie aucune les appeler comme ça...
Vous
vous souvenez de ces anges posant leur main sur l'épaule des humains
souffrant dans la bibliothèque de Berlin... ? Aujourd'hui, ces
souffrants sont tous en batterie devant des écrans, pensent-il à
leurs souffrances ? J'espère qu'ainsi ils en sont libérés.
Les anges perçoivent-ils encore quelque chose à travers les ondes
émises ? Les anges existent-t-il encore sous cette forme ou,
ces écrans en sont-ils la manifestation bienveillante ? Nous
devons tout accepter, les anciens anges, les écrans et l'absence
présumé de ce qui ne se manifeste plus, ce paradis qui nous est
refusé maintenant sous peine de devenir des meurtriers de l'époque,
et ça c'est dur, plus que difficile à avaler,...
Je
repense à l'autre jour quand je vous parlais de Prague, vous voyez
moi aussi je peux avoir des idées toutes faites à
propos d'une ville, pour ne rien dire de « notre » Vienne
chérie, mais je suis à moitié honnête, déformation
professionnelle, je me dissimulais derrière un robot, mais elle-même
ne se reconnaît-elle pas dans ces idées reçues, en partie ?
Une ville comme ça qui a tout connu, dans cette accumulation de
clichés ? ...« sombre
repère et suite de gargouilles en procession silencieuse, ombres
en marche par petits bonds, encoignures douteuses », aucunement
ce qui peut-être le vacarme la rumeur actuelle d'une grande ville
mais ce silence épais qui n'a jamais rien annoncé de bon...
A
propos d'accumulation je suis en plein rangement c'est sans doute ça
qui joue un peu sur mon moral, à chaque carton déplacé je vois mon
cercueil qui se pointe, le lègue impossible et à qui ? Le
débarras l'effondrement la disparition de tout en même temps que
mon cadavre, ...ma nièce est passé m'apporter quelques vieux trucs
de la part de son père qui lui ne sait où les mettre et comme moi
je stocke et accumule c'est connu, la famille en rigole, c'est à moi
qu'on les apporte, et comme toujours chez moi on ne sait où mettre
les pieds, ma nièce ne fait pas exception, un vrai courant d'air, la
jeunesse ne comprend pas comment on peut accumuler autant d'objets,
d'objets réels s'entend dans nos antres mais aussi tout ceux qu'on
accumule dans notre boite interne à images, par exemple Prague ou
d'autres..., eux en on ou en auraient une toute autre vision, Prague
c'est le KFC ou le Cinema City ou le Kino Aero, même ceux dont la
profession est le livre préféreront sans doute le lisse et le
droit, le béton lissé et la règle d'or du veganisme, jusqu'à se
rendre compte que leur accumulation n'a rien à envier à la notre
« les vieux », et pourquoi finalement tant de souvenirs
et de souvenirs qui ne sont pas les nôtres, ceux que les autres ont
fabriqués ? Non ça, ils ne le comprennent pas, enfin pas
tous... On écrit on parle on jacasse pour des vieux, de vieux à
vieux, ceux qui ont eu le temps de connaître quelque chose et de le
voir selon eux se dégrader, que le fossé s'agrandissant, ces choses
deviennent, mutent jusqu'à devenir incompréhensibles, … les
jeunes, ce que j'en dit là...
-
Dites donc ça me fait penser que je n'ai jamais mis les pieds dans
votre terrier Moritz !
-
On verra à l'occasion, pour le coup il vaut mieux évoquer ces
choses ces présences paperasières et encombrantes à distance de la
poussière, je pense que oui, vous pourriez être contaminé déjà
que notre lac et ses pourtours vous ont comme englué sous leur
charme (il rit), ...les jeunes ne stockent rien
(physiquement), non seulement appartements trop petits et grenier des
parents saturés mais tout est dans le cloud, au pire dans leur
ordinateur, mémoire traces adresses futur proche. Je refais ma
phrase : où va donc se nicher ce qu'ils ne stockent pas
(physiquement), quand et comment cela va-t-il resurgir, comme le
refoulé gluant, la sombre histoire de famille, la madeleine moisie,
le grand père en chemise brune,... ? Sous quelle forme ?
est bien la question que je me pose, cela n'a t-il déjà pas
commencé ? Avec, par exemple cette absence de forme qu'il
mettent pour vous saluer, ou cet excès d'adhésion aux valeurs de
l'économie de marché, pas tous disais-je, j'aimerai le croire...
A
force je grogne, je prends tout de travers, comme lorsqu'on arrive
quelque part, dans une ville quelle qu'elle soit, et qu'on rencontre
des gens, on aime tout le monde vous connaissez le phénomène, et au
bout de quelques années ou de quelques mois, à l'occasion d'une
réunion pour un truc ou un autre on se rend compte qu'on ne supporte
plus tel ou telle et jusqu'à lui souhaiter les pires tortures, on
s'étonne d'être devenu le pire ennemi non avoué de cette personne
ou de cette autre, et avec autant de ferveur et de retournement
d'estomac, croisant son regard ou son non-regard, il y a des, des
autres, ils ne sont d'ailleurs pas du tout dans le mouvement secret
qui nous anime, ne se rendent compte de rien la plupart du temps,
pourtant on doit avoir au bas du visage cette moue de dégoût ou de
fauve juste avant le combat, dans le meilleurs des cas ce n'est qu'un
mépris pour la joue qui pend alors que quelques mois plus tôt ça
s'appelait ou ça aurait pu s'appeler pommette fière, ou noble
front, mais on ne l'avait pas vu et la lourdeur de notre dégoût
nous fournit suffisamment d'images de ce genre pour nous contenter,
et de biens beaux prétextes, tout au faciès, « ...d'ailleurs
s'ils sont comme ça c'est qu'ils ont quelque chose à se reprocher
hein ? », et dès le départ, ni noblesse ni générosité
mais replis sur leur fortune ou leurs maigres idées, ils gardent
tout pour eux et ce visage hier encore, comme je le vous disais,
taillé à la serpe et beau, n'est plus que ce nez qui ne demande
qu'à rejoindre le menton ce qui accompagnerait fort bien sa façon
de rentrer les coudes pour que rien ne dépasse ; les ventres
n'en parlons pas ici c'est facile avec la bière, voyez le miens (il
rit)....
La
multiplication des cas particuliers en tout cas et hop voilà que
tout est obstrué, ce qui s'annonçait d'une simplicité ordinaire et
voilà que chacun veut mettre son grain de sel et défendre ses
intérêts, c'est valable pour toute société en construction ou qui
aurait décidé de demande l'avis de chacun et la possibilité
surtout de le donner et de voir le résultat, c'est aussi et c'est
terrible le système des lobbyistes, dès que l'on veut modifier un
tantinet le système bancaire ou modestement l'économie, chacun y va
de ses réclamations et ça fait des pavés de recommandations qui
bloquent tout, les mauvais pavés croyez moi sont de papier. En fait
ainsi ils gagnent du temps et pendant ce temps gagné rien ne change
et tout demeure à leur avantage en un un trafic de surface, ce qui
a cependant coûté très cher en heures on nous le fait remarquer,
ce qui a été dit et acté par politesse, une vitrine démocratique
on va dire, qui rassure, et puis il y a les optimistes en plus des
neutres et le pire, les croque-morts qui enterrent techniquement une
idée alors qu'ils sont en train de la défendre ou de la proposer
comme la panacée, le bout du monde, on sait par avance que tout ça
sera tiré par le fond et qu'il en retireront satisfaction, enfin je
suppose, j'espère pour eux, tout ce qui passera entre leurs mains ça
c'est sûr je le répète, sera tiré par le fond, ...et là il
s'agirait d'une sorte d'hommage, rien de plus. Je peux être pire.
Evidemment et hélas ai-je envie de dire, j'ai des collègues VRP, il
y a le congrès les réunions... et là, croyez moi, c'est un terrain
de choix, veulerie, bassesse et parfois générosité mais en moindre
quantité, peu d'amitié, non, de vieux loups pour les vieux hommes
que nous sommes tous.
A
une époque me semble-t-il nous habitions sur des glaciers ? Et
bien..."
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